Dans le cadre du cycle « Danse et résistance » proposé par le CND à Pantin,
Cécile Proust présentait la dix-neuvième de sa série de performances femmeusesaction
: où la forme spectaculaire ne peut que céder aux forces de la déconstruction.
Trouble dans le genre, de Judith Buttler : négligemment jeté au sol.
Le manifeste contrasexuel, de Beatriz Preciado : envoyé valdinguer par la voie
des airs. Etc. Dans femmeusesaction # 19, Cécile Proust multiplie ce geste
gentiment désinvolte, de se défaire lestement de références théoriques, aussitôt
qu’énoncées. Où elle désacralise l’objet-livre. Ces livres, elle les ouvre,
elle y puise, en fait cause publique. Mais elle omet de retourner les ranger,
les classer, les thésauriser. Elle indique où se nourrit sa pensée. Mais son
acte déborde cette source, refuse de la canaliser. Plus que d’où elle vient,
importe où elle ira : un horizon d’action, projet d’irrigation encore non borné,
dérivant, hors cadres.
On vient de ne pointer qu’un détail de cette femmeusesaction foisonnante,
tandis qu’aussi bien on aurait pu choisir toute autre entrée, pour se faufiler
parmi les plans multiples, branchements et arborescences, fuites et connexions,
par lesquels elle se présente. Au sortir de ce spectacle – de cette femmeusesaction
qui, plus que d’autres l’ayant précédée, tient des apparences de la représentation
spectaculaire – l’historienne de la danse Geneviève Vincent estimait y avoir
vu un « livre ouvert ». Ouvert sur les interactions entre les pensées féministe,
postcoloniale, queer, et la postmodernité en art, qui animent le projet au
long cours de la chorégraphe. Certes. Certes, mais alors une juste lecture
de ce livre le ferait danser sous les yeux, glisser des mains, voire exploser
au visage.
Dans une séquence de la soirée, la performeuse agence des petits segments
de bois, sorte de jeu de construction (cf. Kapla) dont les édifices ne cessent
de s’effondrer, relaçant instamment la fébrilité du mini-chantier. On tient
là une puissance de la déconstruction : laquelle réside, non pas dans l’effondrement
destructeur de la forme, mais dans la liberté de réenvisager sans cesse d’autres
modalités de la construction signifiante. Cela d’autant que son geste effectif
paraît dupliqué depuis un écran, où un film la montre se livrer à une action
analogue – mais non pas identique… Là encore, on ne s’attarde que sur un petit
élément, parmi tant d’autres, qu’offre la dix-neuvième femmeusesaction.
Or cet élément paraît toucher au cœur. Car ce spectacle fait éprouver, avec
beaucoup de fraîcheur d’intelligence, en quoi le branchement de la pensée chorégraphique
sur les théories de la performance de genre ne pouvait que ruiner, absolument,
définitivement, un régime conventionnel de la représentation dansante (au péril,
nécessaire, d’en évacuer toute une «quantité» de corps). Dans performance de
genre, il faut non seulement entendre que le genre est produit d’une construction
culturelle. Bien évidemment. Dans performance de genre, il faut saisir – quasiment
au sens propre, physique – qu’à tout instant le sujet produit sa propre part
de cette construction, indéfiniment voué à une lecture interprétative en actes
d’une partition d’assignations de rôles.
D’où découle une dynamique formidablement stimulante, mais désintégrante
et déstabilisatrice, qui joue depuis les marges non bornées de la variabilité
interprétative. Un projet chorégraphique ainsi informé ne peut, définitivement,
plus se concevoir comme la maîtrise ordonnée de déploiement de corps dans un
espace-temps délimité selon ses paramètres linéaires. Quelque chose déborde,
traverse ou fuit. femmeusesaction # 19, qu’on renonce décidément à décrire,
œuvre en se mouvant au carrefour d’un miroir éclaté de citations, d’emprunts,
de commentaires, de déductions, d’hypothèses. Son instabilité désirée se déploie
dans un espace explosé d’écrans divers, dazibaos affichés, établis disponibles,
et mur vitré béant.
Là Cécile Proust assume un déplacement hardi de la fonction d’auteur.
Elle emprunte cette fois à la pensée proprement chorégraphique, en citant Yvonne
Rainer, quand cette dernière dit très bien savoir « que le contenu de ses pensées
est entièrement composé de ce qu’elle a lu, entendu, dit et rêvé. Qu’elle sait
que la pensée n’est pas quelque chose de privilégié, d’original, de créateur,
et que l’expression «cogit ergo sum» est pour le moins impropre ». Quand elle
choisit de se désigner « simili lesbienne couchant avec des hommes », le chorégraphe
n’opère rien d’autre qu’un nouage extraordinairement singulier entre l’intime
et l’universel. Acte pleinement artistique. Et depuis 2004, ses femmeusesactions
rendent compte de la considérable puissance d’impact que peut avoir sur une
existence la rencontre et l’exploration d’une théorie, dans toute la déclinaison
des actions dont elle rend compte autant qu’elle les inspire. Trop souvent,
l’art chorégraphique reste imperméable à cette dimension des aventures de l’esprit.
Roseau offert au vent de ces expériences et influences, Cécice Proust
conduit son action avec maestria, toupet et talent.
Gérard MAYEN